Faire et défaire : interview de Mathis par la librairie L’Eau Vive d’Avignon

[Une interview parue dans Citrouille en 2010]

Mathis est l’auteur (et souvent aussi l’illustrateur) de très nombreux livres, certains très drôles, quelques-uns plutôt tristes, mais il y en a deux qui restent un peu à part pour moi. Maçon comme papa, pour les plus petits et, pour les plus grands, Faire et défaire, paru deux ans plus tard, sont deux livres très justes, avec une écriture sensible, douce, intime. Les deux racontent la même chose, même si les personnages n’ont pas le même âge. Un enfant / un ado qui accompagnent leur père sur les chantiers et qui apprennent sans doute d’abord à passer du temps avec lui, et puis ensuite ce que veut dire travailler, suer, avoir mal – mais aussi la satisfaction finale d’avoir accompli quelque chose. Le jour où j’ai contacté Mathis pour lui demander un entretien, il m’a répondu: «Oui, je veux bien, d’autant, et c’est un peu troublant, que votre demande coïncide avec l’anniversaire de mon père. Il aurait soixante-huit ans aujourd’hui. Le travail, c’était un truc important pour mes parents. Et ces livres sont un peu autobiographiques…»

MADELINE ROTH: Maçon comme papa est paru en 2005, Faire et défaire en 2007. Vous aviez l’impression de ne pas avoir tout dit?

MATHIS: J’avais déjà écrit ce genre d’histoires mais en bandes dessinées, en 1993 dans la revue À suivre; et puis il y a eu cet album qui s’appelait Henri, fils de ses parents, paru au Potager Moderne… J’évoquais déjà ça, ce petit garçon persuadé d’être indispensable. Mais en réalité j’ai écrit Faire et défaire d’abord, et l’idée de Maçon comme papa est venue pendant cette écriture. Les hasards de l’édition ont fait paraître Maçon comme papa en premier… Le début de Maçon comme papa est entièrement vrai. Un jour je suis rentré de l’école en disant à ma mère que les enfants étaient tous des abrutis et que je ne voulais plus y aller. À l’époque mon père me faisait un peu peur, je devais passer par ma mère pour lui parler. Je lui ai demandé de l’accompagner sur ses chantiers. J’avais deux frères et deux sœurs et on dormait tous dans la même chambre. Mon rêve c’était d’avoir une chambre à moi. Alors je pensais que si je travaillais, j’allais devenir riche et que je pourrais acheter une maison à mes parents avec une chambre rien que pour moi. Le truc quand j’étais petit, c’était de gagner de l’argent. Je me rendais compte que c’était un souci pour mes parents. Je voulais être utile. Participer à tout ça. Mais bon j’étais trop petit…

Sur internet j’ai trouvé une émission de radio enregistrée avec des enfants autour de Maçon comme papa, où vous racontez que votre père voulait que vous deveniez curé. C’était plutôt drôle ça, pourquoi ne pas l’avoir écrit?  

On habitait en Alsace et les curés étaient rémunérés, mon père voyait ça comme la planque… Et puis c’était une sorte de blague aussi parce que, petit, j’avais été enfant de chœur. Mais la religion est beaucoup moins présente dans nos vies aujourd’hui, et comme je m’adresse aux enfants d’aujourd’hui, dans Maçon comme papa «curé» est devenu «Président de la république».


Jean-Noël Blanc (qui est notamment l’auteur du recueil Couper court dans la collection Nouvelles) dit qu’il écrit des «romans-par-nouvelles». C’est un peu ce que vous avez fait avecFaire et défaire?   Oui, on me l’a déjà dit, ça.

Que j’avais fait un roman déguisé. J’avais ces histoires dans la tête depuis un petit moment, mais je n’avais pas trouvé comment les raconter. Soazig Le Bail et Mikaël Ollivier, qui dirigent la collection, m’ont demandé d’écrire un recueil et j’ai repensé à ces histoires, j’ai pensé que ce serait bien de les utiliser. Mais je ne suis pas fan des nouvelles. Par contre j’aime bien les séries télé, et puis les bandes dessinées. J’ai pensé que j’allais faire un peu ça comme une série, où on retrouve le même personnage.

Comment réagissent les enfants et les ados que vous rencontrez autour de ces deux livres? Ils ne trouvent pas ça étrange, ce gamin qui préfère passer ses samedis à travailler plutôt que d’être avec ses copains?
 

Mais c’était déjà étrange quand j’étais ado! J’ai commencé à aller sur les chantiers à partir de douze ans, jusqu’à dix-neuf ans. Deux à trois samedis par mois. Mon père travaillait au noir et j’avais le désir d’aller avec lui, sans doute davantage pour être avec lui que pour travailler. Mais il n’y avait que moi qui faisait ça, personne d’autre ne le faisait! J’étais déjà un extraterrestre. Les jeunes ne se projettent pas encore dans le monde du travail à cet âge. Certains m’ont dit qu’ils trouvaient le personnage trop sérieux, trop posé. Je rencontre surtout des ados qui ont des problèmes de lecture… La plupart, je ne sais pas ce qu’ils pensent du livre. Quelquefois ils lisent une seule nouvelle, par exemple celle avec la chaussette blanche. Ce qui les intéresse en général, c’est de savoir ce qui est vrai ou pas.  Mais les petits, Maçon comme papa ça les fait marrer. Souvent ils profitent du livre pour faire ensuite un travail sur les métiers. Et il y a des enfants, de huit/neuf ans donc, ils ne savent pas ce que font leurs parents. C’est dommage non? Quand on passe huit heures par jour au travail, c’est bien d’en parler non?

Dans une critique de Faire et défaire, j’ai lu un «un tout petit, petit regret», celui que les femmes soient si caricaturales et stéréotypées…  

Eh bien je ne suis pas du tout d’accord! Dans le livre, les hommes ne sont pas mal non plus! Ils sont mêmes pires que les femmes. Et puis c’était pas mon but de parler des hommes et des femmes. Je raconte des histoires, et quand il n’y a rien à dire, il n’y a pas d’histoires, alors forcément, si je raconte des choses qui dérapent, ça fait des personnages un peu spéciaux, peut-être… L’alcool est pas mal présent dans Faire et défaire, aussi.  J’ai eu une fois une réflexion d’une professeure de français, dans un CAP maçonnerie, qui était très contente de trouver mon livre pour l’étudier avec les élèves, mais qui regrettait que le langage soit si familier. Elle disait que c’était comme une caricature: maçon égale litron. Mais c’est pas une caricature! Non, pas du tout. C’est comme un rituel, on discute avec des gens, donc forcément on boit un coup. Ado, c’était ma norme, mais je ne m’en rendais pas compte. Et puis l’alcool c’est aussi un sujet qui m’intéresse.

En cherchant, toujours sur internet, j’ai trouvé un extrait de François Cavanna, que je trouve très beau. Je vous le lis? C’est dans Mignonne, allons voir si la rose… «J’étais destiné à devenir maçon, comme papa, ou employé des postes, ce qui aurait fait tellement plaisir à maman. J’aurais été l’un ou l’autre sans regret, j’aurais, je le sais, fait joyeusement mon boulot, j’aurais été un maçon habile et consciencieux ou un postier qui aurait grimpé les échelons. J’ai d’ailleurs été l’un et l’autre, successivement.  Si je ne m’y suis pas tenu, c’est que mes réactions devant les hasards de la vie, en une époque tout spécialement épouvantable, m’ont projeté hors de l’orbite assignée. Et voilà que j’ai fait métier de dessiner, et puis d’écrire, et que j’ai pu aider, pendant la plus fructueuse partie de ma vie, de plus jeunes que moi à dessiner et à écrire.»

Oui, c’est beau. Je connais pas trop Cavanna. Moi j’ai mis très longtemps à savoir ce que je voulais faire. J’avais des aptitudes pour dessiner. Après la troisième j’ai demandé à mes parents de faire des études artistiques, sans savoir du tout ce que ça voulait dire. Mais mon père avait une vision très négative des artistes. Pour lui c’était des drogués, des homos, des fainéants. Il disait «toi tu vas pas faire ça». Le dessin, la lecture, pour lui c’était des conneries. Avec un grand C. Il disait «T’apprends un métier et après tu feras tes conneries». J’ai d’abord fait un BEP de dessinateur en bâtiment et travaux publics au cours duquel j’ai fait un stage de trois semaines chez un architecte. Et les deux dernières semaines du stage, j’ai fait pratiquement le même cauchemar toutes les nuits. J’avais très chaud, je marchais dans un tunnel incroyablement long, interminable, et au bout du tunnel il y avait une toute petite lumière, mais elle restait toujours toute petite, je ne l’atteignais jamais. Je me suis dit «Ouh la la mon p’tit bonhomme, tu vas pas travailler dans le bâtiment!». C’était bien d’aller sur les chantiers avec mon père mais je ne me voyais pas vraiment faire ça plus tard. Après le BEP, j’ai fait un CAP puis un bac technique et puis j’ai été au chômage et j’ai fait mon service militaire, où je me suis beaucoup ennuyé, et où donc j’ai pu réfléchir à ce que je voulais. À mon retour j’ai passé le concours des Beaux-Arts, à Epinal, et voilà, j’ai fait cinq ans de Beaux-Arts.
  
Maçon comme papa
 et Faire et défaire, ce sont deux très beaux titres…  

«Faire et défaire c’est toujours travailler». C’est un truc que disait mon père quand j’étais petit. Que je ne comprenais pas d’ailleurs.

Propos recueillis par Madeline Roth, librairie L’Eau Vive