«La force des Amérindiens réside dans leur spiritualité» – Un entretien avec Michel Piquemal

  • Publication publiée :30 juin 2018
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[Un entretien paru en 2006 dans Citrouille n°45]

GÉGÈNE : Pour vous, Sitting Bull est-il une vraie figure de rebelle ?

MICHEL PIQUEMAL : Pour Sitting Bull, il n’y a pas photo. Du début à la fin, il se pose en rebelle. Il prend conscience que les siens ne peuvent pas vivre côte à côte avec ce peuple qui en veut toujours plus ; il fédère toutes les tribus des Indiens des plaines ne collaborant pas avec les Blancs pour mener le combat, il est le leader à la bataille de Little Big Horn. Dans le même temps, il sait, car il a ses informateurs, qu’à plus ou moins long terme cette lutte est perdue. Il sait que les Blancs sont 20 à 30 millions, alors que les Indiens sont moins de 3 millions. C’est pourquoi très vite après cette victoire, il part au Canada pour continuer à mener la révolte : il est à l’abri derrière la frontière mais garde des relations avec les clans restés aux U.S.A. Il regroupe un certain nombre de gens et quand beaucoup de ses hommes souhaitent regagner leurs terres, le gouvernement américain les y ayant autorisés, il décide de faire ce voyage de retour. L’amnistie lui a été promise, or à son arrivée, il est mis en prison. Son insoumission trouve de nouveaux ferments dans cet épisode. Lorsqu’il est libéré, il rentre sur la réserve qui a été allouée à son peuple et il essaie sans cesse d’empêcher les siens de signer des traités par lesquels ils vendraient leurs terres. Il se rebelle à nouveau contre ceux qui ont été nommés chefs de sa nation par les Blancs et qui, eux, poussent ses hommes à vendre. Cette nouvelle révolte se conclut par un affrontement avec ces « faux » chefs et leurs suiveurs, et finalement par l’assassinat de Sitting Bull et de plusieurs dizaines de ses partisans Sur un plan guerrier, il s’est battu jusqu’au bout, à la différence de certains chefs, comme Nuage Rouge ou d’autres grands chefs de guerre qui, une fois qu’on leur aura montré la puissance considérable des Blancs en les amenant dans l’Est, abandonneront la lutte armée. En cela, Sitting Bull est la figure de rebelle parfait. Sur le plan spirituel également, il se battra jusqu’au bout : les peuples indiens étaient, psychologiquement aussi, défaits parce qu’ils avaient l’impression que leurs dieux, leur spiritualité, les avaient abandonnés. Nous sommes à peu près sûrs que Sitting Bull était sensible au mouvement de la « ghost dance », de forme messianique, qui prédisait l’effondrement du monde blanc et la renaissance du monde rouge, mouvement, bien sûr, totalement hors-la-loi.

GÉGÈNE : Justement, quelle part accordez-vous au spirituel dans cette rébellion?

MICHEL PIQUEMAL : La force des Amérindiens réside dans ce socle de spiritualité qui a résisté à tout, ce qui, pour nous, est fascinant. Il y a toujours eu des gardiens de la tradition, des passeurs de messages secrets, et des objets sacrés, même aux époques les plus noires où l’on pouvait avoir l’impression que le monde indien était entièrement laminé. C’est en partie pour cela que, lors de la renaissance d’un mouvement politique indien de révolte avec l’A.I.M. (American Indian Movement) dans les années 1970, tout a pu resurgir, tout était pratiquement intact. C’est aussi en partie pourquoi aujourd’hui encore le monde amérindien est si vivace.

GÉGÈNE : Cela donne l’impression d’un phénomène inverse à celui de l’Occident où les rebelles, les révolutionnaires, s’opposent à la tradition, la rejettent.

MICHEL PIQUEMAL : Chez les Indiens, cette tradition sert d’âme, elle les préserve de la déculturation, fondement de la négation d’un peuple, elle est la flamme qu’il suffit d’attiser. Il est étonnant de voir la dimension mondiale qu’a pris ce peuple, pourtant très réduit ( 3 à 4 millions de personnes ), grâce à cette préservation.

GÉGÈNE : Est-ce à cause de cette fascination que les héros de littérature jeunesse sont, quasi-systématiquement, des Indiens des plaines au détriment de personnages comme Géronimo
MICHEL PIQUEMAL : Je pense que le succès du western y a grandement participé : à sa manière, il a mis en scène, théâtralisé principalement le combat des Indiens des plaines, et a permis sa transmission. Je pense aussi que les autres Amérindiens, les Apaches en particulier, correspondent moins à notre image de rebelles « purs et durs » pour trois raisons en partie liées à notre sensibilité occidentale. Tout d’abord la spiritualité et le rapport à la nature sont moins présents chez eux, peuple guerrier du désert qui a très tôt vécu de pillages et de rapines. Ensuite chez eux la révolte s’appuie énormément sur la haine. Haine totalement compréhensible quand on sait que pratiquement toute la famille de Géronimo a été massacrée et quand on connaît le mépris total dans lequel le monde blanc tenait ce peuple. Enfin, Géronimo a compris, lui aussi à la fin de sa vie, que le combat était perdu, et il n’a pas hésité à vendre son image, rentrant dans le jeu de la société marchande qui l’avait défait. Cela, Sitting Bull ne le fera jamais. Quand il tourne avec le show de Buffalo Bill dans l’Est, c’est par espoir de sensibiliser la population blanche de ces régions à la situation de sa nation. A ce sujet, les sources sont claires : il a très vite compris qu’il n’était qu’un outil-marketing et a alors cessé ces prestations.

GÉGÈNE : Vous parlez de sources. Sitting Bull a-t-il laissé des traces directes ?

MICHEL PIQUEMAL : C’est le chef de guerre le plus important de l’histoire des guerres indiennes, c’est aujourd’hui une évidence, certains vont même jusqu’à l’appeler le Napoléon indien. C’était un personnage public très important qui a rencontré beaucoup de personnalités blanches, des militaires, des journalistes. Or l’armée américaine enregistrant tout, nous disposons de plusieurs « discours » de Sitting Bull, une quinzaine en tout. J’en ai utilisé certains dans le texte Paroles indiennes que j’ai ensuite caviardés pour Moi Sitting Bull. En effet, je souhaitais dans ce texte tenter de raconter sa vie avec ce qui aurait pu être ses mots. J’avais l’envie de montrer aux jeunes, et aux autres, non pas comment vivaient les Indiens mais plutôt comment ils pensaient le monde.

GÉGÈNE : Ces rébellions ont-elles laissé des traces dans les mondes blanc et indiens ?

MICHEL PIQUEMAL : Chez les Blancs, je pense que la cohabitation des débuts s’accompagnait de beaucoup plus de respect et d’une masse d’apports réels (le métal, les chevaux…). La « fin » est beaucoup plus sauvage : ils ont gagné, et ceux qui se ruent vers l’Ouest ne sont pas les mêmes que ceux qui ont abordé à l’Est. Je ne peux m’empêcher de penser que les Etats-Unis ont raté une rencontre qui aurait pu permettre de bâtir une autre civilisation que « l’american way of life » uniquement matérialiste. Pensez que Nuage Rouge déclare : « Je suis le chef de ma nation parce que j’en suis le plus pauvre, j’ai distribué tout ce que j’avais » ! Dans les sociétés amérindiennes, la dignité du puissant est d’aider le faible. Le grand guerrier, le grand chasseur distribuent leurs prises. D’où, par exemple, l’effarement des chefs indiens à la vue des mendiants dans les rues des grandes villes de l’est. L’on peut de même penser que les Américains blancs ont ensuite raté la rencontre avec les Noirs… Peut-être est-ce lié au mélange puritanisme exacerbé – « struggle for life » – lutte pour la vie incessante, qui semble marquer l’histoire des Etats-Unis de leur origine à nos jours.

Cependant, si l’on considère les années 60-70, on constate que l’Indien fut la figure de rebelle utilisée par tous les opposants à la guerre du Vietnam, qui créait un parallèle entre l’oppression dont l’Indien fut victime et celle qu’infligeait l’impérialisme nord-américain hors de ses frontières. Ainsi des films comme Soldat bleu ou Little Big Man sont marqués par cette dualité. D’un autre côté, pour l’enfant blanc, l’Indien restera toujours un rebelle, car il est un « homme sauvage » qu’on a tenté de civiliser, par exemple par la séparation et la scolarisation forcée. Mais l’autre école, l’autre apprentissage de la vie, celui de la nature qui est, pour lui, l’attribut de l’enfant indien, exerce une fascination sur toutes les générations. C’est ce que montre magnifiquement le texte Petit Arbre de Forrest Carter. Chez les Indiens, le souvenir de tous leurs ancêtres est très vivace. Ainsi, des membres de l’A.I.M. sont retournés à Wounded Knee, là où les derniers membres du clan de Sitting Bull furent assassinés pour clamer leur révolte. Ces événements tournèrent au drame et, à leur suite, un Amérindien, Léonard Peltier, fut emprisonné et se trouve toujours enfermé depuis plus de trente ans sans jugement réel, malgré les interventions de personnalités du monde entier. Les choses changent peut-être, mais lentement…

Propos recueillis par Gégène